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mercredi 20 juin 2012

Vendredi 22 juin la Grèce une fois de plus l’invitée surprise parmi les meilleures nations de l’Europe du football, tentera de tenir la dragée haute à l’ogre allemand en ramenant sur le terrain du football le duel politico-économique auquel se livrent les deux pays.


La Grèce récidive et s’expose à une leçon allemande, une de plus

L’affaire semblait pourtant entendue. L’ours russe après avoir étrillé les Tchèques 4 buts à 1 au premier match, allait ensuite dérouler contre de timorés Polonais avant de valider son ticket pour les quarts de finale face aux Grecs moyennant quelques frayeurs passagères. Mais la résistance polonaise s’avéra plus ardue que prévue (1-1) et l’unique but grec vint doucher (1-0) les espoirs de gloire d’Arshavin et ses compères contraints à un retour prématuré au Pays. L’opportunité est donc donnée aux footballeurs grecs de rééditer l’épopée victorieuse de 2004 où l’Europe du football avait assistée sidérée au triomphe d’une équipe au jeu d’une austérité extrême sous la houlette de l’allemand Otto REHHAGEL alors entraîneur de l’équipe nationale grecque. 

Lorsque rigueur et austérité sont la solution

Il est difficile de savoir si les footballeurs grecs ont pris plaisir à pratiquer le football exigeant et avare en spectacle que leur imposait leur entraîneur allemand à l’époque de leur triomphe durant l’euro 2004. La rigueur avec laquelle les joueurs grecs appliquaient fidèlement le schéma tactique redoutable de simplicité et d’efficacité de leur stratège d’outre Rhin demandait sans doute beaucoup de sacrifice et un esprit d’abnégation. Ce qui ne peut en revanche pas être mis en doute, c’est l’authenticité de la joie, l’immense ferveur qui gagna cette équipe et le pays entier une fois la victoire actée. La Grèce était au sommet de l’Europe du football et sa fierté contrastait avec la stupeur de ses adversaires forcés de constater que leur modèle de jeu ne valait guère mieux que l’austère jeu grec dont ils fustigeaient la ringardise et le caractère quasi primitif. Pourtant ce jeu volontariste allait trouver en la discipline allemande un allié de poids qui allait décupler sa compétitivité et la conduire à la victoire au grand dam des amateurs du beau jeu. 

Exigeant , le jeu d’Otto REHHAGEL l’était par les efforts qu’il réclamait des joueurs en termes de discipline tactique et d’engagement physique dans les phases défensives et dans de rares opportunités offensives que le système de jeu permettait. Car ce jeu-là était essentiellement fondé sur une défense extrêmement solide, l’équipe devant tenir sa cage inviolée le plus longtemps possible jusqu’à ce qu’une occasion consécutive à une contre-attaque ou un coup de pied arrêté permette d’ouvrir la marque ou au pire des cas de revenir au score. Le réalisme maximal était la vertu offensive de ce jeu grec qui tolérait peu de gaspillage et obligeait la quasi-totalité de l’équipe à défendre âprement un avantage douloureusement acquis face à des adversaires souvent bien meilleurs. 8 ans après, cette tactique victorieuse est toujours de mise et nul doute qu’elle sera optimisée contre la nationalmannschaft pour déjouer les pronostics de tous ceux qui parient sur une sortie prochaine de la Grèce de l’euro. Une sortie prévisible dont le symbole ne manquera pas de faire écho à une autre sortie de l’euro tout aussi prévisible mais sur le terrain économique cette fois-ci.

Le modèle allemand, une fois de plus l’exemple à suivre

« Le football se joue à 11 contre 11 et à la fin c’est l’Allemagne qui gagne ». Si cette citation de l’attaquant anglais Gary LINEKER est de moins en moins d’actualité à l’heure où le football ibérique domine la scène continentale (voir les résultats combinés des équipes espagnoles et portugaises dans les compétitions de l’UEFA), elle n’en traduit pas moins la perception que le monde du football a de l’Allemagne qui régulièrement au cours de ces dernières décennies fait figure d’épouvantail. A l’exception de la calamiteuse performance de la nationalmannschaft au cours de l’euro 2000 c’est la régularité au plus haut niveau qui semble caractériser cette équipe. Elle a en effet terminé 2ème au mondial 2002, 3ème à l’édition suivante qu’elle organisait en 2006, 2ème à l’Euro 2008 et 3ème au mondial 2010. Pour autant qu’elle ne renonce pas le temps d’un match à son modèle de jeu l’Histoire indique que sa place « naturelle » est sur le podium et elle semble partie pour tenir son rang une énième fois.

Un modèle de jeu qui s’appuie tout d’abord sur une grande discipline tactique sur toutes les lignes que ce soit du côté de la défense généralement dotée d’un fort impact physique, du milieu de terrain pourvu de joueurs tout aussi solides pratiquant un jeu direct sans fioriture et privilégiant la verticalité dans les passes, ou du côté de l’attaque où les buteurs sont connus pour leur froid réalisme. La rigueur et la discipline garantes du projet de jeu allemand n’étouffe cependant pas l’éclosion de nouveaux talents et leur épanouissement à l’image du meneur de jeu Mesut OZIL ou le buteur bavarois Mario Gomez pour ne citer que ces deux-là. Un style de jeu qui cette dernière décennie s’est beaucoup modernisé grâce d’une part à l’arrivée sur le marché de talentueux jeunes joueurs issus des centres de formation du pays, d’autre part par la touche technico-tactique que lui ont apporté de jeunes entraîneurs tels que Jurgen KLINSMANN et Joakim LOW à la tête de la national nationalmannschaft ou Jurgen KLOPP entraîneur du double champion d’Allemagne, le Borussia Dormund.

Si le jeu grec présente quelques similitudes avec le modèle allemand dont il semble encore s’inspirer depuis qu’un entraîneur allemand l’a porté à son zénith, il ne peut malheureusement pas soutenir la comparaison au niveau du palmarès, du talent intrinsèque, tout comme au niveau du modèle économique qui justifie le maintien de l’Allemagne dans l’élite du football mondial. Car si l’équipe national allemande a pu garder une identité forte et sa compétitivité sur de longues périodes, c’est parce qu’elle a toujours su conserver ses meilleurs joueurs au sein de son championnat très compétitif sur les plans économiques et sportifs.

La glorieuse incertitude du sport comme ultime rempart face à une machine économico-sportive implacable

Un consensus très favorable aux meilleurs clubs allemands parmi lesquels le géant européen Bayern de Munich permet à ces derniers de se renforcer avec les joueurs les plus talentueux issus de clubs de second rang. Ce consensus permet non seulement de contenir l’inflation galopante des montants des transferts des joueurs observable dans d’autres pays européens mais aussi de limiter l’exil des meilleurs talents qui se voient offrir des opportunités sportives semblables à celles des grands clubs anglais ou espagnols avec le risque d’acclimatation culturel en moins. Le football allemand sait donc se montrer très attractif pour ses meilleurs éléments et cette attractivité s’explique principalement par son modèle économique actuellement le plus compétitif d’Europe.

Alors que la crise frappe durement la plupart des grands championnats européens où les clubs à l’exception de ceux soutenus par de grands mécènes subissent un fort endettement, le championnat allemand affiche lui une insolente santé financière grâce à un modèle économique lui aussi marqué par la rigueur et une grande discipline budgétaire. Avec une très forte affluence moyenne par stade de l’ordre de 42 000 spectateurs par match, la consommation des supporters allemands dans des enceintes ultramodernes est là encore l’un des moteurs de la croissance économique de la bundesliga. Outre les recettes aux stades, le sponsoring et les droits des médias constituent deux autres sources conséquentes de revenus pour un football allemand dont la solidité financière attire de nombreux investisseurs. A cela Il faut aussi ajouter une maîtrise de la masse salariale obtenue en privilégiant des joueurs locaux très prometteurs au détriment des grandes stars du football mondial dont les émoluments sont sans comparaison avec celles des meilleurs joueurs de bundesliga. Cette politique sportive voit les clubs allemands connaître des exercices bénéficiaires là où les géants espagnols et anglais accumulent des pertes et des dettes abyssales.

Allemagne-Grèce n’est certes qu’un match de football, un de plus où la glorieuse incertitude du sport invite à la prudence quant à la désignation du vainqueur. Mais les turbulences économiques que connaît actuellement la vieille Europe poussent à appliquer à ce simple match une grille de lecture qui dépasse le terrain du sport. Force est de constater que tout ou presque oppose ces deux équipes et que la rigueur, l’expérience et la science du jeu de l’Allemagne ne laisse qu’une infime chance aux joueurs grecs de sortir vainqueur de cette opposition. A ces derniers de déjouer les pronostics et de faire taire les spéculateurs au passage.

NomeFam

mercredi 29 juin 2011

Dynastocratie en Afrique : cas du ticket Wade-Wade


Après une violente manifestation à Dakar contre son projet de loi de modification de la constitution, le président sénégalais Abdoulaye Wade a été contraint de faire machine arrière en renonçant à son projet controversé




Quand une icône de la démocratie triture la constitution

A l’issue de la photo de famille du sommet du G8 qui s’est tenu à Deauville en mai 2011 une scène assez cocasse, digne des heures peu glorieuses de la « françafrique » allait réunir comme protagonistes le président américain Barack Obama, le président français hôte de ce sommet ainsi qu’une icône (aux yeux des Occidentaux) de la démocratie africaine, Abdoulaye Wade le président sénégalais qui s’est rendu à ce banquet des puissants accompagné de son ministre d'Etat, ministre de la Coopération internationale, des Transports aériens, des Infrastructures et de l'Energie qui n’est autre que Karim Wade son très ambitieux fils.

Dans cette scène le président Sarkozy provoque ostensiblement une rencontre entre Karim Wade et Barack Obama sous l’œil des caméras du monde entier et de Wade père déclenchant une polémique au Sénégal et des spéculations sur ce qui est interprété comme un adoubement de Wade fils. C’est dans ce climat de fortes suspicions de succession dynastique au pouvoir qu’a été adopté au Sénégal le 16 juin 2011 en conseil de ministres un projet de loi visant à modifier la constitution pour permettre dès février 2012 l’élection simultanée d’un président et d’un vice-président. Un ticket à l’américaine donc, et qui de surcroît ne nécessiterait que 25% des suffrages exprimés au premier tour pour s’arroger le pouvoir.

Il va sans dire que les détracteurs d’Abdoulaye Wade qui à 85 ans et au pouvoir depuis 2000 achève ce qui est censé être son deuxième et dernier mandat, n’ont vu dans cet énième projet de modification de la loi fondamentale sénégalaise qu’une de ces manœuvres électoralistes, les « waderies » dont le président a le secret et qui petit à petit préparent l’arrivée au pouvoir à court terme de Karim, lequel dans cette affaire de ticket présidentiel apparaissait comme le « colistier naturel ».

Dans une période de fortes exaspérations sociales illustrées notamment par les violentes manifestations contre les coupures électriques à Dakar, l’opposition sénégalaise galvanisée par les scrupules des députés du parti majoritaire, tout comme la rue sénégalaise et la société civile qui ont pu compter sur le soutien du très populaire chanteur Youssou Ndour, ont dans un même élan démocratique tenu à signifier au président Wade le rejet de ses velléités d’instauration d’une dynastocratie au Sénégal.

Jeudi 23 juin 2011 alors que les députés examinaient le projet de loi, une manifestation d’un millier de personnes aux abords de l’assemblée nationale a dégénéré, donnant lieu à de heurts très violents entre jeunes et forces de l’ordre qui ont répliqué à coup de gaz lacrymogènes, de balles en caoutchouc et de canons à eau. Ces émeutes contre un projet présenté au peuple comme « un renfort de la démocratie et de la stabilité » du Sénégal et le risque de chaos qu’elles laissaient entrevoir dans tout le pays ont mis sur le pouvoir une pression telle que le gouvernement a dû annoncer le retrait du projet de loi controversé.

Le ticket Wade-Wade déchiqueté par la rue en colère
 
« Ticket présidentiel » et « Quart bloquant » telles sont les deux idées autour desquelles s’articulait ce projet de modification de la constitution qui allait inaugurer une ère nouvelle de gouvernance sous l’égide d’Abdoulaye Wade grand favori de la prochaine élection présidentielle.
 
Les électeurs sénégalais allaient élire dans le cadre d’un ticket un président et un vice-président pour un mandat de 5 ans. En cas de démission, d’empêchement définitif ou de décès en cours de mandat du président, c’est au vice-président qu’allait revenir la direction de l’Etat. Le président conserverait toutefois le pouvoir de changer comme bon lui semble de vice-président au cours de son mandat. Le dispositif du « Quart bloquant » allait quant à lui permettre dès le premier tour au ticket ayant remporté le quart des voix des électeurs d’être déclaré vainqueur sans qu’il soit nécessaire de recourir à un second tour.
 
Ce projet provoqua l’émoi dans le pays et fut d’autant plus décrié qu’il émanait d’un président accusé depuis de longues années de vouloir céder son fauteuil à son fils. Pour de nombreux observateurs de la vie politique sénégalaise il parut évident que le colistier d’Abdoulaye Wade ne pouvait être que son fils Karim âgé de 42 ans. La réticence du président sénégalais à donner le nom de son colistier contribua à alimenter grandement cette rumeur et ses dénégations furent de peu de secours pour dissiper l’idée que le ticket Wade-Wade allait être celui proposé par le pouvoir.

Des scénarios de démission soudaine d’Abdoulaye Wade peu de temps après sa troisième élection consécutive pour permettre à son vice président de prendre de facto le pouvoir conformément à la nouvelle constitution en cours d’élaboration commençaient à fleurir. Face à l’ampleur des émeutes du 23 juin et craignant sans doute une amplification du phénomène en ces temps où quelques uns de ses homologues confortablement installés ont été balayés par une rue incontrôlable, le président Wade a annoncé renoncer à son projet de modification de la constitution.
 
Même s’il n’est pas dit que le président sénégalais ait pour autant renoncé à son ambition de réformer la constitution à son profit, le peuple en manifestant bruyamment son mécontentement a pris conscience qu’il pouvait s’immiscer dans le jeu trouble de l’élite politique du pays et contrecarrer ses plans de confiscation du pouvoir. Il est à espérer que ce message sera compris de la classe politique sénégalaise et d’autres dirigeants africains où cette dernière décennie on a vu naître le phénomène de successions dynastiques dans des démocraties encore balbutiantes.

Coup de griffe à la tentation dynastocratique en Afrique


 
Si au mépris de la volonté du peuple sénégalais le président Wade parvenait à mettre à profit son aura pour préparer les conditions d’une prise de pouvoir à moyen ou à long terme de son fils Karim, il ne ferait là rien de bien extraordinaire en Afrique où l’on a vu ces dernières années des hommes politiques succéder à leurs pères au pouvoir. Le gabonais Ali Bongo Ondimba, le togolais Faure Gnassimgbé ou encore le congolais Joseph Kabila sont ceux qui actuellement incarnent cette tendance dynastocratique nouvelle.

Dans ces trois cas c’est bien la mort au trône de l’autocrate qui a précipité l’arrivée au pouvoir du rejeton. Il ne s’agit cependant pas d’une de ces prises de pouvoir par coup d’état dont l’Afrique est coutumière mais de la mise au pouvoir par un clan d’un individu chez qui il trouve une légitimité naturelle à gouverner le pays et à ainsi pérenniser l’œuvre d’un homme qui a servi les intérêts du clan. Une légitimité par la suite validée par le suffrage des électeurs au travers des élections dont on ne peut louer la transparence, systématiquement contestées et contestables en bien de points, mais qui ont le mérite d’ancrer le pays dans un mode de gouvernance démocratique.

D’aucuns prévoyaient un avenir semblable à Gamal Moubarak si le printemps arabe n’était venu balayer son père du pouvoir. On pourrait en dire tout autant de Seif Al Islam en Libye aujourd’hui poursuivi pour crimes contre l’humanité par la CPI. On peut estimer que dans une bien moindre mesure la rue sénégalaise vient de contraindre le président Wade à épargner à la démocratie sénégalaise pour un temps ce mode de transmission de pouvoir assez tentant lorsqu’on ne peut accepter que le pouvoir échappe au clan. Allant très vite en besogne l’opposition sénégalaise parle même de « printemps africain » pour qualifier ces manifestations en lesquelles elle voit le prélude du débarquement souhaité de Wade du pouvoir.

L’Afrique encore en quête d’un modèle d’implémentation d’une démocratie viable

Après avoir connu de longs régimes autoritaires au lendemain de leurs décolonisations, de nombreux Etats africains ont dû accepter le multipartisme dans les années 90 et modifier leurs constitutions en conséquence pour se conformer au modèle occidental de conception de la démocratie. L’implémentation de ce modèle se heurte à la réalité tribale et ethnique des sociétés africaines. Le jeu démocratique ne pouvant véritablement fonctionner comme dans les pays Occidentaux, l’Afrique se cherche encore un mode de gouvernance qui corresponde à ses sociétés et qui lui garantisse stabilité, paix et prospérité.

Les incessantes modifications des constitutions devenues monnaie courante à la veille des élections sont révélatrices d’une faiblesse institutionnelle dont profitent les classes dirigeantes pour se maintenir au pouvoir et refuser l’alternance propre au jeu démocratique. Même dans des pays où il existe un soupçon de tradition démocratique malgré la jeunesse des nations africaines, les scènes de violences post électorales qui accompagnent une écrasante majorité des élections à la présidence montrent à quel point le chemin est encore long avant que les sociétés africaines se trouvent un mode de gouvernance satisfaisant. Le Kenya, le Zimbabwe ou plus récemment la Côte Ivoire et le Nigeria sont autant d’illustrations de ce problème encore insoluble.

Face à une telle incapacité à se doter d’institutions crédibles il n’est pas surprenant que les Etats africains à travers l’Union Africaine peinent à faire entendre leur voix dans le concert des nations et surtout en ce qui concerne des conflits qui impliquent des intérêts des puissances occidentales comme en Libye. Cette crédibilité des nations africaines sur le plan mondial passe pourtant par un renforcement de leurs institutions démocratiques sans quoi leurs droits et leurs souverainetés continueront d’être régulièrement bafoués par les néo-impérialistes.

Le prédécesseur de l’actuel chef d’Etat sénégalais Abdou Diouf a été loué pour la sagesse de sa transmission pacifique du pouvoir et il peut se targuer d’être de ceux qui ont osé le faire en Afrique. Il est à espérer qu’en vrai démocrate Abdoulaye Wade préservera le Sénégal des tourments d’une transition chaotique voire sanglante du pouvoir et on peut même rêver qu’il laisse à son successeur un pays aux institutions plus robustes, à la voix audible et crédible. 
 
NomeFam

jeudi 21 avril 2011

L’illusion de la quête de la vérité en ces temps de guerres


Comme le démontre le traitement médiatique des guerres civiles en Libye et en Côte d’Ivoire envisager connaître la vérité sur la réalité d’un conflit est une entreprise à l’échec presque certain.
 
Petits arrangements ordinaires avec la vérité

Dans son journal de 20h du lundi 18 avril 2011(minute 13 :00) la présentatrice vedette de TF1 Laurence Ferrrari affirmait au détour du lancement d’un sujet sur le conflit en Libye que l’aviation du colonel Kadhafi bombardait les populations civiles à Misrata, la troisième ville la plus peuplée du pays où les insurgés affrontent les forces loyalistes depuis de longues semaines déjà. Pour peu qu’on rapproche ces informations aux déclarations de l’OTAN sur les pertes infligées à l’armée du dictateur, on trouverait aux affirmations de la dame Ferrari des allures de mensonge éhonté. Car même en accueillant avec une extrême méfiance les propos de l’OTAN il s’avère peu probable à cette période de l’intervention occidentale en Libye que les avions de Kadhafi puissent continuer de survoler impunément le ciel libyen pour massacrer les populations civiles.

Ce n’est hélas qu’une approximation de plus discréditant toujours plus les médias de référence en ces temps où la guerre civile en Côte d’Ivoire et celle encore en vigueur en Libye offre un spectacle décourageant pour quiconque désire comprendre les tenants et aboutissants de ces conflits en tirant profit de la pluralité des informations disponibles à ce sujet. La quête de la vérité s’apparente même à un chemin semé d’embûches, de leurres où ceux-là même qui sont tenus d’informer le public en portant à sa connaissance les éléments permettant de comprendre une situation complexe, ne font que se livrer à de petits arrangements avec la vérité au gré des intérêts du pouvoir.

Des procédés éculés d’une redoutable efficacité

Face à ce qui peut être considéré comme de grossières opérations de manipulation de l’opinion publique, il n’est toutefois pas permis de crier à l’imposture car ces méthodes, pratiquement les mêmes à l’occasion de chaque conflit armé où le pouvoir est engagé comme c’est le cas pour la France en Libye et en Côte d’Ivoire, sont si bien connues et constamment dénoncées qu’il est étonnant qu’elles soient toujours d’une effroyable efficacité.

De ces manipulations-là l’opinion publique semble même en être friande car la vérité dénaturée, simplifiée à l’extrême et présentée au peuple comme une série d’évidences lui paraît toujours préférable sous cette forme car elle flatte son intelligence. La profusion de nouvelles technologies et donc de sources variées au service de l’information n’aide en rien à diminuer la crédulité des citoyens au contraire, plus grossière sera une manipulation d’un media dominant plus elle s’avèrera redoutable à un point qu’il semble vain et illusoire de s’entêter à vouloir connaître la vérité en temps de guerre. Le citoyen n’a donc d’autre choix que de se résigner et de contempler la machine implacable faire inexorablement son œuvre.

Le scénario de l’imminence d’un effroyable péril

Tel est le scénario livré aux citoyens crédules que nous sommes chaque fois que le pouvoir veut faire avaliser une décision qu’il sait contraire au droit et aux valeurs qu’hypocritement il prétend incarner. Le déclenchement de la campagne de bombardements de la Libye sous l’impulsion du président Sarkozy et celui toujours obscur de la résidence de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire ou encore l’envoi officiel de commandos en appui des insurgés libyens sont autant de versions de ce scénario maintes fois répété, prévisible mais imparable.

Au moment où les forces armées françaises bombardèrent les premières l’armée libyenne pour selon les autorités se conformer à la résolution 1973 de l’ONU adoptée précipitamment la veille et enjoignant les puissances occidentales à protéger par tous les moyens nécessaires les populations civiles, un remarquable travail consistant à présenter comme une évidence l’imminence d’un terrible massacre des populations de Benghazi avait déjà préparé l’opinion publique à accepter cette entrée en guerre de la France. Le travail avait été si bien fait que nombreux sont ceux qui y ont même trouvé le motif de fierté d’une grandeur retrouvée de la patrie des droits de l’homme sous la houlette de son dirigeant à la côte de popularité chancelante.

La dramatique situation en Côte d’Ivoire fut de nouveau l’occasion pour la classe politico-médiatique de montrer à quel point elle excellait dans cet exercice particulier consistant à convaincre de l’imminence du péril. Laurent Gbagbo que les mêmes médias présentaient comme acculé dans son bunker avec une poignée d’irréductibles au point que la presse quotidienne française c’était même hasardé à annoncer sa chute, est du jour au lendemain passé de la reddition certaine à une offensive impitoyable.

L’on annonça alors l’avancée inexorable de ses troupes aidées d’une artillerie lourde dont étaient dépourvues les forces pro-Ouattara. On titra sur les premières frappes de l’hôtel du golf, siège du président reconnu par la communauté internationale et de son gouvernement malgré la protection de l’ONUCI dont bénéficiaient ces derniers. Depuis son bunker donc, le stratège Gbagbo conduisait ses troupes vers son ennemi dont la débâcle était devenue inéluctable. Devant l’imminence de ce péril-là aussi une résolution de l’ONU précipitamment adoptée fit encore l’affaire et justifia le bombardement de la résidence de Gbagbo par les forces armées françaises. L’opinion publique fut soulagée d’apprendre que les populations civiles étaient enfin protégées grâce à la courageuse décision de ses autorités et contrairement à ce que pouvaient laisser entendre les évènements de Doukoué.

Mirasta n’y échappe pas non plus

Le citoyen crédule a beau identifier ces enchaînements soudains d’informations inquiétantes annonçant l’imminence d’un péril, il a beau savoir qu’il vit dans un système politique où le pouvoir lui appartient en théorie, c’est quotidiennement qu’il constate qu’il n’a aucune prise sur les décisions prises par le pouvoir en son nom. Il sait d’ailleurs que les intérêts liant le pouvoir aux medias sont tels que l’information qui lui est livrée en temps de guerre n’est là que pour le préparer à accepter des décisions radicales du pouvoir. S’il n’est pas d’accord, qu’importe, un bon sondage achèvera de le convaincre du caractère marginal de ses convictions.

C’est cette implacable logique que semblent suivre les autorités lorsqu’elles décident de l’envoi des groupes d’officiers de liaison pour « conseiller » les insurgés libyens en apparente violation de la résolution de l’ONU devenue insuffisante pour renverser le dictateur. Là encore cette décision a été précédée d’un minutieux travail de préparation de l’opinion publique par les médias de référence. L’agonie soudaine et devenue insupportable de Misrata focalisa toute l’attention médiatique. Il y a pourtant longtemps que la population de cette ville résiste courageusement aux assauts des forces loyalistes et ses martyrs montrant même ce qui se serait probablement passé à Benghazi. Il est certes juste de s’indigner des morts toujours inutiles d’une guerre mais la dramatisation excessive à laquelle se livraient les médias n’avait non pas pour but de montrer à quel point la paix est toujours préférable à la guerre et ses atrocités, mais de justifier l’enlisement du conflit et de préparer l’opinion à accepter la nouvelle stratégie du pouvoir : l’envoi de troupes. Face à ce déluge d’informations contradictoires, parvenir en ces temps de guerre à distinguer dans les medias ce qui relève de la propagande de ce qui relève de l’information véritable dans l’optique de connaître la vérité s’avère être une douce utopie. 

L’inéluctable rôle d’agent de la propagande

Dans les récits faits de ces conflits, il n’est pas surprenant que le terme propagande soit régulièrement employé par les journalistes et exclusivement réservé aux adversaires du pouvoir dont ils discréditent les informations. Il est à regretter cependant que l’habileté que ces professionnels de l’information mettent à démanteler la rhétorique des adversaires du pouvoir et à susciter l’extrême méfiance de l’opinion à leur égard disparaisse soudainement lorsqu’il s’agit d’étayer les thèses du pouvoir afin qu’elles gagnent l’adhésion de l’opinion. Les medias font par ce biais la preuve qu’il leur est extrêmement difficile de jouer un rôle autre que celui d’agent-double de la propagande : celle qu’ils dénoncent chez les adversaires du pouvoir et celle issue du pouvoir qu’ils promeuvent allégrement sans jamais la mentionner.

Dans le cas de la guerre en Libye par exemple, la capacité à mettre en doute les marqueurs temporels des vidéos de Kadhafi, la véracité des images que diffuse le pouvoir libyen tout comme la remise en cause systématique de la réalité des chiffres annoncés sur le nombre de victimes des bombardements alliés contraste avec l’absence de réserve concernant les informations diffusées fournies par les rebelles, par l’OTAN ou les autorités françaises. Tout ce travail bien que partial serait à saluer si au même moment ces mêmes medias ne s’évertuaient pas à entretenir constamment l’impression qu’ils sont au détriment de l’opinion publique une pièce essentielle de la stratégie de communication du pouvoir et ses alliés dans la guerre de l’information qu’il livre à ses adversaires.

Le journaliste, un allié peu fiable dans la quête de la vérité

Il est pour cette raison inconcevable d’attendre des journalistes une quelconque équité dans le traitement des informations concernant les protagonistes de ces conflits et attendre d’eux qu’ils confrontent systématiquement les différentes versions d’un fait majeur est illusoire. Il faut reconnaître que ces exigences sont beaucoup trop élevées pour une profession qui doit livrer « l’information qui convient » à l’opinion tout en ménageant ses sources de financement dont le pouvoir. Il est toutefois navrant de voir que les journalistes prennent systématiquement le parti du discrédit méticuleux de leur profession en se livrant à ces acrobaties qui consistent à taire les manipulations de l’opinion par le pouvoir et à rendre extrêmement floue la frontière entre ce qui relève de l’analyse d’une problématique et ce qui n’est qu’une vulgaire propagande au service des puissants.

Accepter de s’informer auprès des medias de référence revient à se livrer à l’acquisition de kits de « prêt à penser » à l’usage de tous ceux qui veulent s’exonérer de toute réflexion critique. Des kits tout aussi indispensables à celui qui prétend vouloir connaître la vérité sur les tragiques évènements dont le monde entier est témoin. Dans cette quête de la vérité le journaliste est un allié d’autant peu fiable qu’il aime à être parfois « embarqué », sur le champ de bataille avec l’un des belligérants, dans les coulisses du pouvoir pour y recueillir les meilleures confidences et autres indiscrétions qui donnent de la crédibilité à son propos.

La multiplication ces dernières années des sources d’information aurait pu paraître comme un gage de succès dans la recherche de la vérité. Malheureusement le rôle joué par les chaînes d’information en continue et les agrégateurs des sites d’actualité, loin d’offrir une réelle diversité des sources et des points de vue, agissent de manière encore plus pernicieuse en amplifiant les messages des medias de référence alimentés eux par les agences de presse officielles. Il s’en trouve que le message est martelé à l’infini jusqu’à satiété et jusqu’à ce qu’il soit nécessaire au citoyen de fournir des efforts considérables pour douter d’une information unanimement présentée comme une vérité. Ces médias créent ainsi l’illusion d’une pluralité d’opinions concordantes qui égarent plus que n’informent.

L’interprétabilité des résolutions onusiennes rend la vérité tout aussi confuse

Il y a pourtant dans les médias une présence massive d’intellectuels et d’experts censés avoir analysé et digéré la complexité des problèmes sous-jacents aux conflits pour livrer aux opinions des avis éclairés lui permettant de comprendre la situation, de s’approcher de la vérité et de se forger des convictions. Cette présence est d’autant plus nécessaire que lorsqu’une situation échappe à l’entendement le besoin d’arguments qui font autorité se fait sentir et en cela l’intellectuel, l’expert est un allié du journaliste. Or on constate que ces experts mettent un point d’honneur à ne rien dire qui aille à l’encontre de la politique éditoriale du media qui régulièrement leur offrent des tribunes pour s’exprimer et à atteindre les masses. Lorsque la manipulation devient trop évidente l’expert se borne à sanctifier ce qui peut être assimilé à un prêche journalistique au lieu d’apporter la contradiction.

En Libye comme en Côte d’Ivoire la vérité devra un jour parvenir aux peuples sous des formes assez intelligibles pour rendre possible la réconciliation. Une institution entièrement vouée au maintien de la paix entre les peuples aurait pu être l’allié le plus fiable pour faciliter ces réconciliations. Or le rôle joué par l’ONU dans ces conflits notamment ses accommodements avec les diktats des puissances occidentales sont tels qu’elle ne peut plus y paraître comme un juge impartial. Au contraire l’ONU semble même parfois haïr son rôle de garant de la paix dans le monde pour lui préférer celui d’instrument de la domination des puissances occidentales sur le reste du monde. Les termes des résolutions qu’elle émet sont systématiquement si obscurs qu’elles se conforment à toutes les interprétations que peuvent en faire les chancelleries occidentales. Cette mascarade ne sert ni la paix, ni la vérité et encore moins la confiance que les peuples doivent avoir en cette vénérable institution.

Le désir de savoir, de comprendre en s’informant ne pouvant être refréné, vouloir connaître la vérité sur la réalité d’un conflit armé est une entreprise comparable à la reconstitution d’un puzzle dont on est sûr de ne disposer que d’un minimum de pièces. La quête de la vérité n’est alors que l’art de s’accommoder des mensonges provenant des différents acteurs des conflits.

NomeFam


vendredi 25 février 2011

Les errements de la microfinance en Inde




Autrefois présentée comme un moyen efficace de lutte contre la pauvreté dans les pays en voie de développement, la microfinance connaît en Inde une crise liée à ses pratiques abusives


Le scandale des suicides de détentrices de microcrédits

Accusée par les autorités de l’Etat indien d’Andhra Pradesh d’être la cause en 2010 de dizaines de suicides de femmes s’étant trouvées dans l’incapacité de rembourser leurs emprunts, la microfinance a fait l’objet d’une intense campagne de critiques de la part des médias et de la classe politique. Des critiques qui ont donné lieu à une loi de régulation très contestée qui menace aujourd’hui son activité dans cette région de l’Inde.

La microfinance indienne est par sa taille la plus importante au monde. Bien qu’il ne soit pas aisé d’établir les liens directs entre les suicides de cette clientèle très pauvre et les microcrédits, la pression particulièrement harassante et humiliante exercée par les compagnies de microcrédits pour obtenir des taux de remboursement très élevés a jeté le discrédit sur l’ensemble de la profession. Le côté sensationnaliste de ces drames attribués à une activité jadis montrée en exemple, les troublantes similitudes avec la crise des Subprimes aux Etats-Unis, les profits faramineux de ces mêmes compagnies et l’absence totale de règles régissant ses activités sont autant d’éléments qui ont indigné l’opinion publique et aggravé une crise qui couvait depuis quelques années déjà.

La profession voit d’un mauvais œil toute intervention de l’Etat qui compromettrait son existence sous sa forme actuelle et se trouve pour faire taire les critiques dans l’obligation de s’inventer un modèle économique qui exigerait qu’elle agisse avec une plus grande éthique et  de façon plus responsable envers sa clientèle singulière. Elle qui n’a eu de cesse de s’éloigner de sa vocation première qui est d’aider les plus pauvres à sortir de la pauvreté en leur offrant à eux qui sont exclus du système bancaire classique des services financiers adaptés, doit convaincre le gouvernement central de l’Inde qu’il n’est pas nécessaire de la réformer.


Une idée qui a séduit et fut jadis couronné d’un Nobel



En 2000 les Nations Unies se sont donné un objectif ambitieux de réduire de moitié à l’horizon de 2015 le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté dans le monde.
La microfinance parut être la panacée pour lutter efficacement contre la pauvreté en intégrant dans les systèmes économiques locaux des populations très pauvres qui allaient pouvoir subvenir à leurs besoins en se lançant dans de petites affaires ou allaient même créer des emplois et générer des revenus. 2005 a même été déclarée année du microcrédit par les Nations Unies, ce qui a contribué à favoriser l’essor de la microfinance qui a su attirer de nombreux donateurs et investisseurs qui massivement ont soutenu les organismes de microcrédits qu’ils soient ou non à but lucratif.

La microfinance connut la consécration en 2006 avec l’attribution du prix Nobel de la paix à Muhammad Yunus pour ses travaux au Bengladesh. Dans le but justement d’aider les plus pauvres à sortir de la pauvreté en stimulant leur esprit d’entreprise, la microfinance propose des petits prêts ou microcrédits, souvent aux femmes des zones rurales éprouvant des difficultés à obtenir des fonds. Muhammad Yunus ancien professeur d’économie a fondé la Grameen Bank en 1976 pour proposer des services bancaires aux pauvres jusqu’alors exclus du système bancaire. 97% des emprunteurs de cette banque sont des femmes, son principe consiste à accorder des microcrédits à des groupes de femmes et de s’appuyer sur ces groupes pour faire pression sur chaque membre afin d’obtenir les remboursements.

Pour avoir à son tour implémenté avec ses travers ce principe lors de la dernière décennie, la microfinance indienne se trouve aujourd’hui dans la tourmente. Elle est apparue comme un nouveau moyen pour des investisseurs de faire du profit tout en faisant acte de philanthropie à  travers la lutte contre la pauvreté, et pour des entreprises le moyen d’obtenir des rentabilités parfois meilleures que le secteur bancaire traditionnel.


L’Inde, gigantesque marché pour les services de la microfinance



Dans un pays où trois-quarts de la population vit avec moins de 2$ par jour, la microfinance a suscité beaucoup d’espoir. En 2009 le secteur totalisait 70 milliards de dollars de prêts au niveau mondial, l’Inde et le Bengladesh comptant pour moitié dans ce montant. La microfinance en Inde a été très populaire et a connu une très forte croissance ces dernières années dépassant récemment le nombre de 29 millions de prêts accordés au point de peser aujourd’hui 4 milliards de dollars.

Des organismes caritatifs à leurs débuts se sont aperçus du caractère très lucratif de cette activité et se sont mués en entreprises réalisant de forts profits. Grâce à leurs rentabilités et leurs taux de recouvrement élevés ces organismes sont devenus des intermédiaires entre les banques traditionnelles et les pauvres à qui elles rechignent à prêter directement de l’argent.  Les banques et d’autres institutions financières ont alors pu avoir accès à ce gigantesque marché que constituent les pauvres en Inde par le biais des microcrédits.

Parce qu’elles s’adressaient aux plus pauvres, ces entreprises ont pu être montrées en exemple et bénéficier de l’image de sociétés combinant à la fois souci de la réussite économique et souci de la réussite sociale de ses clients. En réalité de pauvres paysannes souvent sans instruction et n’ayant jamais eu de revenus réguliers se sont vues octroyer de nombreux prêts par des organismes peu regardants sur leurs capacités de remboursement. Etranglées par toutes ces dettes elles s’en sont remises à des solutions désespérées qui ont défrayées la chronique dans les médias.


Les dérives d’un secteur qui a su tirer profit de son essor rapide et de l’absence de règles


Aux premiers rangs des griefs à l’encontre de la microfinance il y a les taux d’intérêts exorbitants des microcrédits vendus, les pratiques de recouvrement des emprunts impliquant parfois la violence avec recours à des hommes de mains pour effrayer les clients, les conditions douteuses voire irresponsables d’octroie de crédits à des personnes ne pouvant rembourser et les profits jugés immoraux réalisés grâce à ces pauvres femmes qui ne peuvent se sortir de son emprise.


Le discrédit jeté sur la profession est tel que dans son propre pays Muhammad Yunus a été accusé par le premier ministre de « sucer le sang du peuple au nom de la lutte contre la pauvreté ». Ces allégations réfutées par ce dernier l’ont poussé à dénoncer les pratiques abusives de la profession qu’il accuse d’avoir perverti son concept d’aide aux pauvres. Bien qu’il déclare ne pas être contre la réalisation des profits dans cette activité, Muhammad Yunus reproche aux compagnies de microcrédits d’être obnubilées par la rentabilité et de privilégier les intérêts de leurs investisseurs au détriment des pauvres qu’elles doivent servir.

La crise actuelle a été précipitée par des défauts de paiement massifs de sa clientèle conjugués aux refus des banques qui financent à hauteur de 80%  les organismes de microfinance de leur prêter de nouveau de l’argent. Craignant de ne pouvoir récupérer les quelques 4 milliards de dollars investis dans le secteur, elles n’ont fait  qu’aggraver le problème en fermant le robinet de crédits vital pour la microfinance. A la lumière de ces faits, il semble que la focalisation sur la recherche du profit à tout prix, l’absence de mécanisme de régulation de ce secteur qui a connu une croissance fulgurante, la méconnaissance des emprunteurs liée au turnover permanent au même titre que le surendettement sont autant d’éléments qui annonçaient une chute prochaine.


Les populations les plus fragiles  au cœur d’une  bataille idéologique entre deux visions de la lutte contre la pauvreté

                                     

Bien avant que le modèle de microcrédits de Mohammad Yunus se développe en Inde le gouvernement indien soutenait déjà un autre modèle d’offre de services financiers aux plus pauvres. Dans ce système, des groupes de 10 à 15 femmes se formaient pour ouvrir un compte bancaire qu’elles n’auraient pu ouvrir individuellement et à travers lequel elles épargnaient jusqu’à ce que cet épargne atteigne un montant leur permettant d’avoir droit à un emprunt : ce système est appelé le Self-Help Group (SHG). Ce modèle était financé par différentes banques de l’Etat.  Le modèle des SHG avait également un volet social car les activités de ces groupes de femmes ne se limitent pas à l’épargne et aux emprunts. Elles sont également encouragées à travailler ensemble pour d’autres causes dans leurs communautés et ainsi contribuer à développer un tissu social où elles joueraient un rôle majeur via la microfinance. 

Les entreprises privées implémentant le modèle de Mohammad Yunus en Inde s’appuient sur les réseaux de SHG et semblent mieux en tirer profit que les entreprises publiques. Ces nouvelles arrivantes sont accusées de siphonner la clientèle des SHG à laquelle elles proposent des microcrédits plus faciles à obtenir et immédiatement accessibles. Utilisant les membres des SHG comme garants pour ces emprunts individuels, elles profitent de la structure de ces groupes pour, en cas de difficultés de remboursement, contraindre chaque femme à honorer ses dettes quitte à emprunter de nouveau pour le faire.  La réussite insolente des compagnies privées beaucoup plus réactives et proposant des services plus attractifs quand bien même elles appliquent des tarifs très élevés a attiré des invectives de la part du secteur public.

La bataille entre le secteur public et le secteur privé pour le marché des services financiers aux pauvres  n’est pas seulement économique. Elle est également idéologique car deux logiques s’opposent : celle qui voudrait que le travail collectif d’un groupe et la solidarité en son sein œuvrent pour que le groupe élève son niveau social, une autre qui voudrait que le groupe soit garant des capacités de remboursement de chaque membre cherchant à élever individuellement son niveau social par l’emprunt. On y retrouve en fin de compte les relents d’une opposition entre le socialisme et le libéralisme.


Andhra Pradesh précurseur d’une régulation du système



Réagissant à une vague de suicides ayant beaucoup émue l’opinion publique et sa classe politique, le gouvernement de l’Etat d’Andhra Pradesh qui concentre la moitié des micro- emprunteurs indiens, a émis une loi le 15 octobre 2010 destinée à protéger les femmes exploitées par les pratiques abusives des compagnies privées. Cette loi a vu le jour dans un climat délétère entre ce gouvernement local et les officines de microcrédits qu’il accuse d’extorquer les pauvres et auxquelles il avait déjà imposé des mesures de fermetures temporaires pour 50 d’entre elles au mois de mars 2010. Conscients de la situation tragique de cet électorat les politiciens ont encouragé les emprunteurs à cesser tout remboursement faisant passer en quelques semaines le taux de remboursement de 90% à moins de 20% et faisant vaciller le système.

Cette loi est une véritable déclaration de guerre à la microfinance privée dont elle rend draconiennes les conditions de développement. Elle donnait deux mois à tous les organismes de microfinance pour s’enregistrer auprès d’un service spécialement créé et qui désormais allait donner le droit d’octroyer des microcrédits et de percevoir des remboursements. Le pouvoir a aussi été donné à ce nouveau service de retirer dès qu’il le juge nécessaire les autorisations d’exercer les activités liées aux microcrédits sur le territoire d’Andhra Pradesh.

                                            
Dans ce même Etat, Il est désormais interdit aux agents en charge perception des remboursements de visiter les emprunteurs et de collecter les fonds en dehors des bureaux choisis par les autorités. Ces remboursements jusqu’alors hebdomadaires sont désormais mensualisés. Tout second microcrédit vendu à un particulier qui en dispose déjà doit désormais avoir l’aval des agents de l’Etat. Les taux d’intérêts des microcrédits sont quant à eux plafonnés. Pour montrer le sérieux de son engagement quelques jours après l’entrée en vigueur de cette loi, l’Etat d’Andhra Pradesh a fait arrêter pour harcèlement des emprunteurs des employés de deux des plus grosses entreprises de microfinance opérant sur son territoire.

Les banques indiennes craignent un effet de contagion du type de mesures adoptées par l’Etat d’Andhra Pradesh à d’autres Etats qui seraient tentés de restreindre au point de les menacer les activités de la microfinance telle qu’elle se développe actuellement dans tout le pays. La banque centrale indienne a d’ailleurs émis en décembre 2010 une circulaire enjoignant les banques à continuer à prêter de l’argent aux organismes de la microfinance à travers des consortiums eut égard au rôle désormais joué par ces derniers dans l’économie indienne et notamment dans les zones rurales.


Une loi qui traduirait une méconnaissance de la réalité des métiers de la microfinance



Pour les acteurs de la microfinance, vouloir détruire le secteur privé reviendrait à vouloir instaurer un apartheid financier pour des centaines de millions de personnes qui se retrouveraient sans aucune autre solution de financement que celle proposée par l’Etat. Avec un taux d’intérêt annuel variant de 28 à 32%, ils estiment être parmi les moins chers au monde et aussi parmi les plus efficaces au regard des coûts de fonctionnement. Ils soulignent les efforts déjà consentis pour maintenir des tarifs bas et  rappellent aussi le poids du secteur dans la croissance de l’économie indienne.

Pour ces professionnels de la microfinance le public ignore les taux d’intérêts pouvant atteindre 36% qui leur sont appliqués par les banques lorsqu’à leur tour ils empruntent de l’argent à ces dernières. Pour attirer toujours plus d’investisseurs dans ce marché constitué de pauvres, les entreprises de la microfinance se doivent de garantir des rentabilités très fortes qui ne sont possibles que par les taux d’intérêts élevés des services proposés et des taux de remboursement qui doivent être maintenus très haut également. De plus la taille imposante de certaines entreprises leur  permet d’obtenir auprès des banques des prêts à des taux intéressants qu’elles répercutent dans les offres faites à leurs clients.

La tendance à vouloir réguler la microfinance semble mal acceptée par ses acteurs qui s’étonnent par ailleurs des comparaisons hâtives selon eux, faites avec la crise financière mondiale alors que la microfinance ne compte que pour 1% du secteur bancaire indien, ce qui de fait réduit la portée d’une crise systémique liée à des éventuels défauts de paiement des emprunteurs. Il est selon eux exagéré de parler de bulle spéculative à propos de la microfinance alors que ce secteur présente dans chaque pays où il est présent des caractéristiques propres à ce pays. L’Inde quoique leader dans la microfinance n’a pas la position stratégique occupée par les Etats-Unis dans la finance mondiale. Si par malheur la microfinance indienne venait à connaître une crise majeure, en l’absence d’un réseau mondial de la microfinance le scénario de réactions en cascade qui impliqueraient des interventions étatiques est peu probable.


L’autorégulation pour dissuader les Etats de légiférer


La microfinance a désormais à cœur de montrer qu’elle a entamé son introspection et qu’elle n’a pas tardé à en tirer les conséquences sur la façon dont elle doit désormais traiter sa clientèle. Cette autorégulation érige en principe la protection des consommateurs à travers une charte que les entreprises sont invitées à signer. Parallèlement à cela des initiatives pour une éducation financière de cette clientèle ont été également prises. Un guide destiné aux agents des compagnies de microcrédits et à leurs clients a été créé avec le double objectif de former et d’informer toutes les parties prenantes du secteur de la microfinance.

Pour crédibiliser encore plus son discours sur sa prise de conscience de ses propres défaillances, les professionnels de la microfinance ont mis en place le concept de Microfinance Intelligente. Concrètement, la Microfinance Intelligente entend être parfaitement transparente au niveau des tarifs, des termes et des conditions de ventes des services proposés. Elle se veut plus regardante sur la solvabilité des emprunteurs et s’engage à ne pas fournir aux clients des services dont ils n’auraient pas besoin. Elle prône une éthique irréprochable dans ses pratiques de collectes des remboursements de sa clientèle, tout comme elle se doit d’être désormais à l’écoute des plaintes de ses clients pour les servir plus efficacement. Elle assure la confidentialité des données des clients tout comme elle assure la protection de tous les acteurs de ce secteur de l’économie.



Une régulation pourtant indispensable


                                               

Ce n’est cependant pas la première fois qu’un tel code d’exemplarité est mis en avant par la microfinance indienne. En 2009 les 44 plus grandes entreprises du secteur avaient formé le Réseau des Instituts de la Microfinance en se donnant déjà pour but de s’autoréguler. Les mesures draconiennes prises fin 2010 par le gouvernement d’Andhra Pradesh montrent que ces entreprises, aussi louables que puissent être leurs ambitions autorégulatrices pourront difficilement se passer de la loi pour se sentir obligées de tenir leurs engagements en l’absence de mécanisme de sanction des contrevenants.

Même si la féroce compétition que se livrent les secteurs privés et publics biaise les réformes provenant d’une classe politique partiale, la microfinance dans sa globalité gagnerait à ce que des mesures de régulation soient prises pour sa pérennité et le bien être de sa clientèle particulièrement fragile. Ses demandes pour élargir son champ de compétence comme par exemple le droit de recevoir des épargnes comme les banques pourraient être satisfaites. Elle bénéficierait d’une bien meilleure couverture médiatique en faisant preuve de transparence dans ses tarifs et dans ses pratiques de recouvrement des remboursements des microcrédits.

Certains analystes plaident pour la mise en place d’un organisme en charge de la supervision des activités de microcrédits, du suivi des plaintes des consommateurs et de l’évaluation des entreprises du secteur sur des critères autres que la rentabilité. Les performances financières de ces compagnies pourraient être mises en rapport avec leurs capacités à réellement sortir leurs clients de la pauvreté. Si toutes ces intentions se traduisent dans les faits, alors la crise de la microfinance indienne pourrait s’avérer salutaire pour la profession et servir d’exemple à d’autres pays.


NomeFam



jeudi 18 novembre 2010

Les défis du premier Aborigène élu au parlement


L’Australie a élu son tout premier député aborigène à l’occasion des élections législatives d’août 2010, un symbole d’espoir pour une société toujours en quête d’une réconciliation avec ses peuples indigènes.

Ken Wyatt

Un souffle de changement dans l’espace politique australien

Après d’âpres batailles électorales qui n’ont pu départager le parti libéral et le parti travailliste aux législatives d’août 2010, les 150 députés du 43ème parlement de l’État fédéral australien pouvaient en cette journée du 14 septembre 2010 entamer leurs législatures avec la garantie de rudes batailles parlementaires à venir tant le gouvernement qui en est issu dispose d’une très étroite marge de manœuvre. C’est Julia Gillard qui 3 mois auparavant avait remplacé à la tête du gouvernement travailliste le premier ministre démissionnaire  Kevin Rudd qui est finalement sortie vainqueur de ces tractations de coulisses où elle a su convaincre 3 élus indépendants et un élu Vert pour former une très courte majorité à la chambre des représentants. L’Histoire ne retiendra assurément pas cette cuisine politicienne mais le symbole et non des moindres que Julia Gillard représente en étant la première femme à diriger l’Australie mais aussi son premier dirigeant né hors du sol australien. L’habileté dont elle a su faire preuve pour ne pas être la plus éphémère chef du gouvernement est tout à son honneur et force est de constater que ce symbole-là d’ouverture et de progrès dans la société australienne apporte une certaine fraîcheur dans sa vie politique.

Julia Gillard

Et ce ne fut d’ailleurs pas l’unique symbole d’optimisme qui a accompagné cette rentrée parlementaire où les Australiens ont élu leur plus jeune député de tous les temps en la personne de Wyatt Roy, un étudiant de 20 ans seulement. Le parlement a aussi connu son tout premier député musulman Ed Husic d’origine bosniaque qui a pour cela dû triompher d’un adversaire qui a cru judicieux de stigmatiser à outrance sa religion pour gagner les suffrages des électeurs. Mais le signe le plus fort est venu de la circonscription de Hasluck dans l’État de l’Australie Occidentale où Ken Wyatt à 58 ans a remporté le siège pour le compte du parti libéral, ce qui en fait le premier Aborigène membre de la chambre des représentants. Les politiciens australiens de tous bords se sont félicités de cette élection qui pour certains constitue une étape positive dans leprocessus de réconciliation du pays. Lors de son discours au cours de cette séance d’investiture du parlement, Ken Wyatt arbora une tenue traditionnelle aborigène et il parla de la fierté qui était la sienne qu’un Indigène puisse au sein même de ce temple de la démocratie, enfin y parler d’égal à égal avec les députés de son pays.

L’ouverture de cette session parlementaire avait été précédée d’une cérémonie traditionnelle aborigène dite « cérémonie de la fumée » où le parlement reçut la bénédiction des anciens de la tribu Noongar. Cette cérémonie plut aux parlementaires au point qu’il fut décidé que la première session de tout nouveau parlement sera précédée d’une cérémonie traditionnelle de cette nature car cela témoignait de l’acceptation de l’héritage des communautés indigènes dans l’histoire et la culture du pays. L’euphorie suscitée par ce moment historique a poussé la chef du gouvernement australien Julia Gillard à annoncer début novembre 2010 la tenue dans un délai de 3 ans d’un référendum sur l’amendement de la constitution visant à reconnaître officiellement les Aborigènes comme les premiers habitants du pays. Il convient toutefois d’accueillir avec prudence ce genre d’effets d’annonces toujours spectaculaires et l’éventualité qu’il faille 3 ans pour inscrire dans la constitution une vérité historique est assez révélatrice des difficultés à venir. En 1999 une première initiative similaire visant déjà à reconnaître les Aborigènes comme premiers peuples d’Australie s’était soldée par un échec cuisant. L’avenir dira si la cérémonie de la fumée n’était qu’un écran de fumée de plus pour dissiper la longue liste des promesses non tenues faites aux peuples indigènes en Australie.

Une méprise électorale offre un trop beau symbole à une nation en quête d’unité

A peine les premiers résultats du vote de Hasluck connus, Ken Wyatt a dû faire l’amère expérience de la réalité de sa condition d’Aborigène dans une société qui bien qu’elle évolue très lentement dans le sens de l’acceptation des peuples indigènes n’en demeure pas moins intolérante lorsqu’il s’agit d’accorder à ces derniers une place dans l’échiquier politique. La réaction courroucée de quelques uns de ses électeurs qui se sont fendus d’une cinquantaine de messages haineux et racistes à son encontre après avoir appris qu’ils avaient élu un Aborigène malgré eux a profondément choqué l’homme qui s’est toujours présenté comme un candidat indigène. Ken Wyatt affirma que ces réactions lui rappelaient sa jeunesse dans l’Australie des années 60, 70 et 80 où il dut endurer toutes les formes du racisme ordinaire d’alors.

Il faut cependant reconnaître que les plaintes scandaleuses à bien des égards de cet électorat libéral se sentant floué sont compréhensibles. Ken Wyatt ne présente pas tout à fait le profile typique d’un aborigène si tenté qu’il en existe un dans l’Australie du 21ème siècle où le brassage ethnique issu des différentes vagues migratoires bat en brèche les certitudes raciales. Ken Wyatt est en réalité métisse et il n’est donc pas surprenant que l’homme qui compte dans sa généalogie des aïeuls de 3 tribus aborigènes mais aussi du sang indien, irlandais et anglais ne soit pas perçu comme l’Indigène qu’il prétend être et que présentent les médias et la classe politique heureux de disposer d’un très beau symbole à offrir au peuple.
Ken Wyatt
De plus, aux vues de certaines affiches électorales où sa peau paraît avoir été éclaircie, il semblerait même qu’il s’agisse là d’une stratégie délibérée du parti libéral local qui a pris quelques précautions avec son électorat le plus enclin à voter pour un candidat bon teint. La très courte victoire de Ken Wyatt avec un écart de moins de 1% avec sa rivale travailliste montre que cette méprise historique d’une poignée d’électeurs a valu son pesant d’or dans l’issue finale de l’élection.

 Le métissage a ceci de curieux que ceux qui en sont issus subissent presque toujours le rejet d’un côté et la méfiance de l’autre. Ainsi des critiques se sont élevées dans la communauté aborigène de Hasluck qui accepte très mal la compromission de Ken Wyatt avec le parti libéral, un parti jugé raciste dont la politique discriminatoire envers les peuples indigènes a été épinglée en 2007 dans un rapport de l’ONU. Ken Wyatt se voit accusé d’avoir renié ses origines aborigènes en joignant ce parti généralement rejeté par l’électorat indigène et qui s’est toujours jusqu’en 2007 au moins, opposé aux excuses aux Aborigènes pour les exactions commises par le gouvernement australien à leur égard.

Il convient donc de ne pas s’attarder sur la couleur de peau du député Wyatt ni de se perdre en conjectures sur les communautés dont il pourrait légitimement se revendiquer. Ce que nul ne peut lui contester c’est qu’il est membre de la nation australienne dont il reflète la diversité culturelle et ethnique. On ne peut aussi remettre en doute l’authenticité de son combat pour la cause indigène ni son sentiment d’appartenir à un peuple auquel il a décidé de consacrer son existence pour la défense de ses droits, de sa dignité et de son bien-être. Malheureusement l’Histoire de ce pays montre que les hommes de la trempe de ce député font encore défaut aux plus hautes instances de l’État.

L’authenticité du combat d’un homme fière de ses origines indigènes

Ken Wyatt est issu d’une famille modeste de 10 enfants où très jeune il a dû travailler pour aider sa famille à subsister. Sa mère faisait partie des générations volées, ces dizaines de milliers d’enfants aborigènes arrachés à leurs familles par l’État et qui furent envoyés dans des institutions pour y suivre une éducation blanche. L’homme cite Nelson Mandela comme source d’inspiration dans son engagement et son combat pour l’amélioration des conditions de vie des peuples indigènes d’Australie. Lors de son discours inaugurale au parlement il a remercié l’ancien premier ministre travailliste Kevin Rudd pour les excuses historiques de l’État australien aux peuples indigènes pour les injustices commises à leur encontre et notamment la mise en place d’un système d’assimilation forcée des Indigènes à travers le retrait des milliers d’enfants de leurs familles.

Convaincu que les Indigènes doivent absolument prendre en main les problèmes qui sont les leurs avant d’espérer un jour voir quelques uns d’entre eux entrer au parlement, Ken Wyatt a aussi plaidé pour que les partis politiques offrent plus de places éligibles aux candidats indigènes. Le nouveau député dit vouloir essayer de faire changer la vision qu’ont les Australiens des cultures ancestrales du pays et de travailler à valoriser cet héritage culturel pour faire avancer les mentalités. L’engagement à lutter pour l’amélioration de l’aide sociale et notamment les fonds alloués à la santé des Aborigènes dont l’espérance de vie est de 17 ans inférieure à la moyenne nationale fait partie de ses priorités.

Ken Wyatt a travaillé comme directeur du département de santé aborigène dans l’Etat de l’Australie Occidentale. Dans un précédent poste qu’il a occupé pendant 10 ans de 1992 à 2002 au sein du département de l’éducation de ce même État, il a beaucoup œuvré pour le suivi et l’amélioration des résultats des étudiants aborigènes. Il est impliqué dans nombreux comités liés aux questions aborigènes que ce soit dans le domaine de la santé, l’éducation ou la gestion des terres. Il a été récompensé de deux médailles en 1996 et en 2001 pour son action en faveur des populations aborigènes. Son travail pour l’amélioration des conditions de vie des indigènes est très apprécié et lui vaut de la reconnaissance tant au niveau de l’État de l’ Australie Occidentale qu’au niveau national.

Au cours de cette fameuse « cérémonie de la fumée » qui a précédé la prise de fonction du nouveau parlement, les anciens de la tribu Noongar ont investi Ken Wyatt de la mission d’être la voix des peuples indigènes au sein du parlement et d’assurer le suivi de toutes les questions liées aux peuples indigènes débattues dans l’assemblée. Un geste fort qui témoigne des espoirs fondés en lui par tous ces peuples incompris, un geste révélateur de l’héritage lourd que va devoir assumer Ken Wyatt pendant son mandat pour faire avancer sa cause.

Un héritage lourd et douloureux

Les populations indigènes en Australie sont constituées par les Aborigènes et les habitants des îles du détroit de Torres. On trouve des traces des peuples indigènes datant de plus de 70 000 ans. Dans l’histoire de la vie politique australienne peu d’acteurs sont issus de ces communautés. Ken Wyatt est tout juste le troisième indigène à siéger dans le congrès australien où deux autres Aborigènes s’étaient illustrés au sénat par le passé. Il s’agit de Neville Bonner du parti libéral de 1973 à 1981 et Aden Ridgeway du parti travailliste de 1999 à 2005. Une situation qui n’est cependant pas représentative du poids démographique des indigènes dans ce pays même si ces derniers ne comptent que pour 3% de la population australienne.

L’histoire de la colonisation de ces peuples par les Britanniques dès la fin du 18ème siècle pèse encore aujourd’hui dans les rapports qu’ils entretiennent avec le reste de la société australienne majoritairement blanche. Le sujet le plus problématique qui cristallise les tensions communautaires et qui est la pierre angulaire du processus de réconciliation dans le pays est le cas des générations volées. La période des générations volées correspond à l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire de l’Australie. Pendant des décennies, que ce soit au niveau l’État fédéral ou au niveau des différents États qui constituent l’Australie les gouvernements ont organisé et institutionnalisé l’enlèvement de nourrissons et d’enfants aborigènes pour les placer dans des pensionnats, des missions ou des familles d’accueil afin qu’ils y reçoivent une éducation conforme à la société blanche. A 18 ans ces enfants déracinés étaient libérés et parfois livrés traumatisés à eux-mêmes dans une société où ils avaient perdu tous repères. Ce démantèlement systématique des structures familiales indigènes fait qu’aujourd’hui encore beaucoup d’Aborigènes cherchent leurs parents, leurs enfants et leurs frères et sœurs.

Cette politique d’assimilation forcée s’est aussi traduite par une sous-évaluation du nombre d’Aborigènes dans la société au point qu’il est encore aujourd’hui difficile d’évaluer le nombre de personnes concernées par ces enlèvements. Une enquête nationale lancée en 1995 et dont les conclusions ont été publiées en 1997 a néanmoins permis de mieux cerner l’ampleur du désastre au sein des populations aborigènes. Ce rapport indiquait que de 1919 à 1970 entre 10 et 33% des enfants aborigènes ont été retirés de leurs familles. Ces enfants ont parfois été victimes d’abus sexuels dans les centres où ils étaient internés et où certains ont été soumis aux travaux forcés.

Depuis les années 90 les enfants des générations volées ne se contentent plus de réclamer des excuses de l’État pour les crimes qui ont été commis à leur égard. Ces populations demandent à présent des compensations financières et jugent insuffisantes les excuses de tel ou tel État australien. Le gouvernement de John Howard qui a dirigé pendant plus d’une décennie le pays de 1996 à 1997 a toujours refusé de présenter des excuses aux Indigènes arguant que cela ouvrirait la voie à d’interminables demandes de réparation. Après 20 ans de batailles les membres des générations volées ont enfin obtenu en 2006 du gouvernement de l’État de Tasmanie la création d’une fondation pourvue de 6 millions de dollars australiens en guise d’efforts pour la réconciliation. Cette compensation financière qui avait déjà été précédée d’excuses officielles 9 ans plus tôt a créé un précédent que de nombreux autres États australiens ont reproduit sans pour autant aller jusqu’aux compensations financières. Cet acte reconnaissait enfin que les Aborigène tasmaniens avaient été dépossédés de leurs terres, coupés de leur culture et enlevés de leurs familles.

Malheureusement une partie de la société australienne nie l’existence même de générations volées et certains affirment qu’il est inapproprié de parler de générations volées à l’égard de ces générations d’Indigènes qui selon eux ont été sauvées de la misère de leurs familles où ils souffraient de viols, d’inceste, de drogue et toutes sortes d’abus. Certains de ces négationnistes vont jusqu’à affirmer que le fait que différents États australiens aient organisé ces politiques de déracinement était une chance pour les Aborigènes. Un autre obstacle à l’effort de réconciliation est le fait que bon nombre d’Australiens ne se croient pas redevables des exactions commises par leurs ancêtres et ne comprennent non seulement pas pourquoi ils devraient s’excuser mais aussi pourquoi ils devraient indemniser les victimes de ce système d’assimilation forcé d’un autre temps. Dans le contexte actuel le gouvernement de Julia Gillard n’a donc aucun intérêt à hâter la tenue du référendum sur la reconnaissance des Aborigènes comme premiers habitants du pays au contraire, plus il retardera cette échéance moins il y aura de rescapés de cette période de barbarie pour exiger des droits qui leur ont toujours été refusés.

Une situation sociale très peu enviable

Au contraire d’un succès au référendum qui stimulera l’estime d’eux-mêmes et la fierté d’un héritage culturel qui devait jadis être tenu caché, un nouvel échec du prochain référendum signifiera l’absence de reconnaissance et donc le déni d’existence dans la constitution des peuples indigènes et cela pourrait avoir un impact négatif sur la perception qu’ont ces peuples du sentiment d’appartenir à la nation australienne. Les différentes initiatives de l’État australien sont marquées par l’échec à résorber ces discriminations qui sont profondément ancrées dans la société et qui accentuent les inégalités sociales dont souffrent les populations indigènes du pays. Le quotidien est encore trop rude pour l’immense majorité de ces populations qui se sentent stigmatisées, désemparées et démoralisées.

Les Aborigènes pâtissent généralement d’une image caricaturale dans les médias nationaux les présentant souvent comme des pédophiles et des alcooliques préférant l’oisiveté. Ils se sentent incompris des médias et des politiciens blancs qui dirigent le pays. Ils dénoncent bon nombre de lois qui reflètent uniquement une vision blanche d’une société qui gagnerait à intégrer les points de vue des Indigènes. Ils fustigent une constitution encore emprunte de discriminations raciales qui se retrouvent dans les lois et les politiques du pays et ils sont en cela confortés par les rapports de l’ONU qui invitent régulièrement l’Australie à rendre compte des avancées dans la réduction des discriminations raciales à l’encontre de ces minorités ethniques. En 2007 un rapport de l’ONU a qualifié de raciste la politique du gouvernement australien de John Howard d’alors à l’égard des populations indigènes. Le gouvernement australien était alors accusé de s’être servi d’un fallacieux prétexte de viols massifs sur enfants dans les communautés indigènes pour restaurer des lois de discrimination raciale qui légalisaient son intervention dans les territoires du nord du pays appartenant aux Aborigènes.

Les Indigènes constituent de loin le groupe le plus défavorisé en Australie avec de très mauvais indicateurs en matière de santé, d’éducation, de logement et de chômage. L’espérance de vie est en moyenne de 17 ans inférieure à la moyenne nationale. Dans la société ils cumulent les handicaps avec un taux de déscolarisation très élevé, des salaires près de 40% inférieurs à la moyenne nationale. Les aides de l’État sont l’unique source de revenus pour la moitié d’entre eux. Le chômage est 3 fois plus élevé que chez les non indigènes et lorsqu’ils trouvent un travail il s’agit le plus souvent des emplois aidés créés par des organismes de l’État en charge de l’assistance aux indigènes comme le Programme de Développement de l’Emploi des Communautés. Bien peu sont propriétaires de leurs maisons et les logements qu’ils louent majoritairement souffrent de sur-occupation avec les problèmes de promiscuité qui en découlent. Les enfants sont exposés à la violence familiale, à la dépendance aux drogues, au suicide qui frappe ces communautés et ils sont 4 fois plus enclins à subir des violences sexuelles que la moyenne. Le fait que les Indigènes soient largement urbanisés ne change rien à cette donne dramatique au contraire c’est dans les banlieues les plus déshérités qu’on les retrouve.

Un fatalisme fort heureusement combattu par l’État et les associations

La situation sociale des peuples indigènes est cependant loin d’être vécue comme fatalité. Au niveau de la société civile, des associations comme reconciliACTIONregroupant des citoyens de tous bords qu’ils soient Indigènes ou non-indigènes œuvrent pour un meilleur dialogue entre les peuples et une égalité de tous en droit. Pour palier à la sous représentation de ces populations dans les médias, des initiatives telles que le Warlpiri Media Association (WMA) qui emploient du personnel d’origines diverses ont vu le jour et diffusent dans un souci de justice des programmes destinés aux Aborigènes. Un an après les excuses officielles formulées à l’adresse des peuples indigènes en 2008 le gouvernement australien s’est engagé à créer une fondation en charge de la gestion des problèmes liés aux traumatismes de la période postcoloniale avec une attention particulière pour les personnes appartenant aux générations volées. Cette fondation ne se donnait pas pour but d’assurer la prise en charge médicale de ces traumatismes mais d’accompagner les Indigènes dans leur développement à travers des programmes d’éducation, la formation de travailleurs sociaux, le financement des programmes de santé et l’évaluation de l’efficacité des différentes mesures d’aide.

L’actuel gouvernement semble avoir à cœur de résoudre ces problèmes touchant les populations indigènes. Et en cela le combat pour la préservation des langues aborigènes comme part de la richesse culturelle du pays et dont une centaine sont menacées de disparition fait partie de la stratégie nouvelle d’acceptation des populations indigènes dans la nation australienne. De même l’allocation par le gouvernement fédéral d’un fond d’environ 6 milliards de dollars australiens pour améliorer le niveau de vie des Indigènes est un autre aspect de cette politique volontariste. On peut aussi citer les 9.3 millions de dollars australiens qui ont été débloqués pour la préservation des langues indigènes. Des mesures qui sont à rapprocher avec celles déjà prises pour enrayer le phénomène de paupérisation excessive de ces populations et pour lutter contre la déscolarisation des enfants.

Dans l’optique d’améliorer progressivement les conditions de vie de ces populations compte tenu des statistiques extrêmement préoccupantes concernant leur espérance de vie, la mortalité infantile ou les maladies chroniques, l’État a décidé de former de nombreux médecins issus de ces communautés. L’université de l’État de la Nouvelle Galles du Sud a ainsi admis dans son cursus 27 étudiants aborigènes, ce qui devrait constituer une augmentation de 20% du nombre de médecins indigènes dans le pays au terme de leur formation. Mais toutes ces louables initiatives risquent de se heurter à la question sensible de la gestion de cette manne financière destinée aux Indigènes. La bureaucratie est souvent mise en cause dans l’inefficacité de la gestion de cette aide dont les trois-quarts sont absorbés par les frais de fonctionnement des administrations rendant ainsi inopérantes les efforts consentis par les autorités.

L’issue incertaine d’un combat pourtant primordial

Le parti libéral étant dans l’opposition, le rôle de Ken Wyatt reste encore difficilement appréciable car il lui faudrait être d’une très grande habileté pour influer sur les sujets qui lui tiennent à cœur, et sur la politique du gouvernement tout en s’opposant à ce dernier. Néanmoins la coalition au pouvoir disposant d’une très courte majorité, la voix de Ken Wyatt va peser dans le vote des lois où un consensus est difficile à trouver mais il n’est pas sûr qu’il ait l’aval de son parti pour voter avec les travaillistes. En outre, Ken Wyatt qui a essuyé de dures critiques d’une partie de son électorat de Hasluck qui lui reproche de ne s’intéresser qu’à la cause indigène a voulu dès sa première prise de parole au parlement se démarquer de cette image d’activiste indigène. Nul ne sait jusqu’où ira son renoncement à ce qui a été jusqu’à présent son principal combat politique pour représenter sans distinction l’ensemble des citoyens de sa circonscription et tordre le coup aux accusations de communautarisme.

Dans une circonscription à l’électorat très volatile où travaillistes et libéraux se succèdent alternativement au siège de député, la mission de Ken Wyatt s’annonce périlleuse car en tant que membre d’une minorité qui a des problèmes spécifiques de discrimination, d’accès aux soins, d’accès au logement et au marché du travail, il devra représenter la majorité qui n’est pas non plus épargnée par les difficultés et qui ne souffrirait pas que ses préoccupations soient reléguées au second plan. Or la réconciliation de la société australienne avec ses peuples indigènes passe par une meilleure représentativité de ces derniers dans toutes les strates de la société. Une représentativité qui symboliserait l’acceptation de la nation australienne de l’héritage culturelle de ces peuples et de la richesse qu’elle tire de la diversité de sa population. Cette réconciliation ne devrait pas faire l’économie d’une condamnation sincère des pratiques du passé où l’intégration signifiait pour les autorités, assimilation forcée et déracinement délibérée. Qu’au 21ème siècle l’État australien condamne ces pratiques nauséabondes est un minimum. Lorsqu’une société prétend éradiquer les différences culturelles existantes dans les composantes les plus minoritaires de sa population, elle ne fait que favoriser le repli communautaire et la marginalisation de ces minorités.

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